Les limbes d’Icare

An 402 après le Grand Enfermement, Icare est condamné. Parce qu’il a contrevenu à l’une des lois fondamentales de sa société, il devra dorénavant se heurter à tout ce que son monde avait éradiqué : la maladie, la douleur. La vieillesse, la mort.

Exilé parmi le Peuple sans Nom, ce peuple qui a recouvert de bidonvilles le vieux monde, Icare se lance dans un road-trip halluciné qui le mènera au-delà de l’océan, à la découverte de lui-même et du pire comme du meilleur de l’Homme. Un périple sans retour avec au bout, peut-être, l’idée de liberté et tout l’amour d’une enfant.

 

Ce récit surprenant, à mi-chemin entre la dystopie et le roman d’initiation, fait vibrer la corde sensible de son lecteur en conjuguant avec aisance le rêve et le cauchemar. La quête de vie menée par Icare est de celles qui se veulent à la fois tendres, fulgurantes et féroces, et qui résonnent encore longtemps en nous après avoir fermé la dernière page du livre.

 

CRITIQUES:

Mes promenades culturelles :

« Vous connaissez certainement Chloé Dubreuil si vous me suivez car ce n’est pas le premier roman dont je fais la chronique. En revanche, il s’agit de la première dystopie que je lis, écrite par ses soins.
En l’An 402 après le Grand Enfermement, Icare est condamné. Il est emmené de l’autre côté du mur et est condamné à errer parmi l’autre peuple, celui qui éprouve toutes les douleurs, les maladies, qui vit dans la misère la plus complète et dans une déchéance sans nom. Icare arrivera-t-il à se faire une place dans cette société inconnue ? Supportera-t-il de souffrir ?
Comme d’habitude, lorsque je lis un livre de Chloé, que je remercie pour sa confiance renouvelée, je ne vois pas passer les heures. Ce fut également le cas pour celui-ci.
J’aime beaucoup les dystopies et je peux vous assurer que celle-ci ne laisse pas indifférent ! Âmes sensibles s’abstenir ! Je ne regrette qu’une chose : en avoir déjà fini la lecture ! »

 

EXTRAIT

Centre de répanouissement

Continent intérieur

Année 402 depuis le Grand Enfermement

 

 

La B+ Jolana P. inclina insensiblement la tête. Dans ses iris bleutés prenait forme le songe de son patient.

Coulé dans un fauteuil microfibre, l’homme avait les yeux qui se déplaçaient par à-coups dans leurs orbites, il rêvait. Un rêve éveillé qui s’avérait un vrai nid de chimères. La tête de Jolana P. s’inclina plus insensiblement encore. Ses lèvres pleines se plissèrent en une moue d’enfant contrariée. Au fond de ses prunelles se reflétait toujours ce que voyait son patient : une paire d’ailes écarlates qui s’ouvrait démesurément, comme pour absorber la terre tout entière.

Inutile de l’interroger, les mots n’avaient pas d’utilité ; la connexion établie d’un cerveau à l’autre suffisait à enclore cette conscience en train de lui livrer ses audaces. L’homme était dangereux, un cas qui s’obstinait à penser un ailleurs interdit, révolu. Le processus de répanouissement ne fonctionnait pas.

I.T réfractaire. Sujet en phase 3. Phase terminale.

Impasse.

– Nous en avons terminé pour aujourd’hui, Icare.

Au son de la voix de son éthicienne, l’homme battit paresseusement des paupières. Un éclat d’obsidienne se mit à luire sous les sourcils bombés, le visage se crispa fugacement avant de se relâcher pour ne plus afficher qu’indifférence. Le visage d’Icare était parfaitement ciselé sous le casque de cheveux ébouriffés. Il s’en dégageait un mélange de délicatesse et de vigueur éminemment séduisant. C’était un visage lissé par le temps qui filait et ne comptait pas.

L’homme paraissait encore jeune, nettement plus jeune qu’il ne l’était en vérité et c’était bien à cause de cette jeunesse désespérante qu’il se retrouvait depuis neuf jours sous la coupe de la B+ Jolana P.

Celle-ci ôta de son crâne l’Extension qui reliait son néocortex à celui de son sujet et la posa sur une console d’un blanc laiteux. Icare cloua son regard à cette puce noire dont le double s’imbriquait toujours dans la masse de ses cheveux couleur de bière. Elle semblait à présent étrangement anecdotique et pourtant…

Un œil… L’œil de Dieu ! N’est-ce pas ainsi que nos ancêtres l’auraient appelée ?! Dieu, qui voit tout. P. voit tout de moi. Elle sait combien mon amertume est grande. Elle sait qu’elle ne la guérira pas.

Icare eut une brusque nausée et l’envie de nouveau, soudaine, éperdue, d’en finir.

Mourir enfin…

Mais une fois encore son corps le défia. Sous l’action instantanée des nanorobots qui patrouillaient au sein de son métabolisme, le sursaut d’angoisse se dissipa. Le regard de l’homme vira de bord pour se reporter sur l’éthicienne. Elle lisait en lui son aspiration, ce sentiment d’être piégé à l’intérieur de son éternité.

Ils n’étaient pas éternels, manqua-t-elle lui signifier, mais elle n’avait pas droit à de telles assertions. Leur civilisation n’avait-elle pas réussi à faire plier la Vie elle-même ?! À quel mensonge se serait-elle prêté si elle lui avait déclaré que leur longévité n’était pas essentielle à leur évolution ?!

La B+ Jolana P. retint les mots qui lui venaient aux lèvres. Jamais aucun patient n’avait fait osciller ses certitudes, mieux valait en terminer avec celui-ci, et vite.

– J’ai demandé à ce que votre dossier soit réenvisagé à la réunion de ce soir avec le comité.

L’éthicienne se dirigea vers l’embrasure de la porte coulissante. Le timbre de sa voix se fit plus traînant, vaguement sentencieux au moment d’ajouter :

– Notre décision vous sera rendue demain, nous ferons en sorte de ne pas oublier quelle bienveillance régit notre nation…

Un témoin électronique s’alluma, la porte coulissa sur ses rails, la silhouette de la praticienne disparut furtivement dans le couloir puis la porte se referma derrière elle en silence. Tout le bâtiment crachait le même silence somnolent. Icare ne bougea pas du fauteuil. Depuis neuf jours, il n’était pas sorti de cette chambre – cellule, n’avait croisé aucun autre inhibé, rencontré aucun autre spécialiste du Centre. Depuis neuf jours, Icare n’avait plus de communication avec l’extérieur – même son capteur personnel lui avait été enlevé. Son univers s’était rétréci à une pièce de quatre mètres sur cinq que lustrait chaque matin un robot volant autonome sorti de sa ruche high-tech. Depuis son placement au Centre de Répanouissement, Icare n’avait eu d’autre interlocuteur que Jolana P.

L’éthicienne (troisième échelon, B+, dans la hiérarchie des ingénieurs moraux assermentés pour ce type de névrose) s’évertuait à décortiquer ses projections, à labourer son dégoût de ce qu’il était, de ce qu’ils étaient tous sur le Continent intérieur. Et au-delà de celui-ci, qu’en était-il ?

Comme la vie lui pesait ! Un néant terrestre qui les muselait tous en ce Grand Pays. Il avait voulu s’évader, déserter cette existence où il demeurait figé en lui-même.

La grande désobéissance…

La belle humilité…

Il avait misé.

Il avait perdu.

 

*

 

Tout perdu, c’est ce qu’il avait cru sur le moment quand ils étaient venus l’appréhender dans ce qui aurait dû être son tombeau. C’était une erreur.

Icare s’obstinait à ne pas se lever du fauteuil, focalisé sur une unique pensée : tout allait prendre sens enfin. Quel terme désuet ! Donner du sens, un but à ce qui n’en avait pas eu…

Icare n’en doutait plus à présent, il n’aurait plus à se battre demain contre ce qu’il était. Demain lui serait concédée sa lassitude, les membres du comité courberaient l’échine devant ces ailes immenses et écarlates qu’il voyait en rêve. N’était-ce pas ce qu’ils avaient de plus sensé à faire ?!

Dans la chambre, une unique fenêtre ouvrait sur l’extérieur. Sa plaque de verre irisé s’oubliait sur un horizon peuplé de hauts arbres. Icare resta longtemps le regard rivé à la cime de leur feuillage jusqu’à ce que l’ombre des végétaux s’allongeât dans un poudroiement d’ocre.

Quand la pièce se ressentit des effets du crépuscule, il commanda à haute voix la mise en marche d’un programme nature. Autour de lui, les cloisons tapissées d’écrans souples se transformèrent en écheveaux de cascades et d’herbe folle, de landes arasées, de plaines sauvages étirées au pied de montagnes jurant sur l’azur. C’était tout juste si Icare ne sentait pas le vent couler à longs traits glacés dans sa gorge. Il eut un léger rire, soyeux, élégant, et qui parut ne pas finir.

Quelques heures encore et ces paysages artificiels l’emporteraient vers sa mort. Une poignée d’heures encore et le couperet tomberait sur son horloge biologique, il en était sûr cette fois.

 

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